( à rebosser ) La peinture du Factotum.C'est à
( à rebosser )
La peinture du Factotum.
C'est à dire que je suis tombé amoureux un lundi.
Au coucher du soleil, donc aux alentours de 8 heures, un truc comme ça.
Billy et moi, on se baladait dans la rue Feldman, non loin de l'Union Station. C'était la première fois que je visitais Chicago. Que je visitais vraiment, je veux dire, sur terre.
Je suis arrivé il y'a trois mois, ma valise toujours pleine, j'étais occupé à marcher pieds nus sur le parquet de mon appartement, à faire les cents pas, sur ce sol qui grince et qui m'énerve. Ou alors je passais mon temps à éteindre cigarette par cigarette, le petit souffle de curiosité qui grondait encore en moi à mon arrivée. Ma curiosité a disparue quand j'ai trouvé un repère dans les égouts, vous savez, un énorme repère. J'en parle pas à grand monde, d'ailleurs je parle pas à grand monde tout court, mais je vous le dit, une cachette digne du plus grand pirate, avec des bouquins, et un tas de cd. Des choses qu'on ne trouve plus de nos jours. Des souvenirs, et des sentiments, essentiellement. Des trucs qui ont étés censurés quoi. Et un peu de réflexion. Oui, de la réflexion, y'en a plus vraiment au dessus, sur terre. Ou alors ils réfléchissent sur les mauvaises choses.
Y'a pas grand monde dans les égouts, la journée. Les gens viennent surtout la nuit, comme si ça changeait quelque chose, c'est bête, car dans tous les cas, on y voit rien. C'est plus excitant peut-être. 'Parait que c'est l'endroit à la mode pour les fraichement-diplomés-sans-boulot. Parait aussi que c'est l'endroit à la mode pour se faire couper la gorge. Ça veut donc dire que les flics ne viennent pas, et que par conséquent, moi je suis dans les parages.
De temps à autre, je vois des gens avec des bottes et des barres en fer, d'autres fois ils ont un cône fumant à la main, et puis un coup sur trois, c'est un couple qui vient .. Ca fait passer le temps, meme si je n'vois pas bien l'intérêt de faire son business-amoureux dans un endroit aussi glauque. Mais après tout, c'est le truc de certains, vous savez... D'être vus à travers le trou d'un mur bétonné, entouré de rats et de leur toxoplasmose, les pieds dans l'eau stagnante. Et pour paysage, des statues peintes avec d'étranges substances, par les plus gros pervers de tout Chicago. Même mes magazines un peu osés, je ne les emmène pas ici, de peur d'y repenser ensuite.
Pour tout dire, si je reste sous terre dans mon petit paradis, c'est que je n'aime pas trop le sourire des gens dans cette ville, pour la simple raison qu'il n'existe pas. Ensuite, je n'aime pas trop les gens de cette ville, ce n'est pas qu'ils n'existent pas, c'est juste qu'ils ne sont pas vraiment humains. Cette petite escapade, dans la rue Feldman, me l'a confirmé, et j'en ai encore la nausée, moi, le mec qui passe ses journées dans les égouts. Qui aurait pensé...
Le soleil se cachait peu à peu, et avec Billy, on s'est tellement enfoncés dans ce Chicago peu fréquentable, que tous ces murs bleus, cette atmosphère glaciale, m'aurait fait presque peur. Pourtant je suis fan de tous ces vieux kino, sur tous ces gangs dans les villes américaines. Si vous aimez un peu, vous voyez vite le topo dans lequel j'étais, avec Christopher Walken en moins, et le prix du verre de scotch en double. Je n'avais plus assez pour m'acheter un cigare, juste pour faire genre. Alors j'ai froncé mes sourcils, histoire d'avoir l'air d'un gangster moi aussi, parceque ca coute moins cher qu'un flingue, et que ca fait un peu peur quand même.
En trouvant les bons raccourcis pour se perdre de tous ces buildings dégueulasses qui puent le fric et le travail à la chaine, on a atterris dans une galerie d'art du nom de "Factotum"
Avec un nom pareil, je m'suis dit qu'il fallait pas que j'y rentre. Et puis, comme je fais souvent le contraire de ce que je dis, j'y ai mis un pied. Puis l'autre. Bon, d'abord le gauche, et ensuite le droit. Question d'habitude, pour que tout se passe bien, vu le fichu pressentiment qui m'habitait.
Bien sur, à l'entrée, on m'a dit que je ne devais pas prendre de nourriture, pas d'appareil photo.
Je trouvais cependant bizarre qu'on me demande de retirer mes chaussures, et qu'on m'interdise de faire le moindre bruit.
Bref, Je me suis retrouvé, là, au milieu de toutes ces oeuvres, j'avais toujours mon sourcil de travers, et ma dent en or faisait de l'œil aux plus encostardé de la pièce. Ils me zieutaient, et retournaient à leur occupation, les yeux pendus aux couleurs des tableaux. J'ai décidé de regarder aussi. Et là, j'ai été scotché, littéralement, au premier regard jeté dans la pièce, sur la peinture aux couleurs chaudes à droite. Je suis tombé amoureux de cette toile, directement. C'était une femme peinte dessus, elle devait avoir la vingtaine, très belle, la lumière donnée par le peintre laissait une impression de douceur intense. Elle était brune, avec un nez sublime. Ses ongles étaient impeccablement dessinés, jusqu'à ses empreintes digitales. Quelle précision.
C'était magnifique, et répugnant à la fois. Si réaliste. Je ressentais du désir, juste en effleurant du regard cette toile. Si j'avais su que ce genre de chose existait, j'aurais trainé plus que ça dans les galeries au lieu de errer dans le musée des horreurs que sont les égouts.
J'ai abandonné peu à peu mon repère en sous-sol pour l'aile ouest de la galerie Factotum. J'y passais plusieurs fois par semaine. Puis, plusieurs fois par jour. Je crois que je suis décidément tombé amoureux de cette toile. Il fallait que je l'achète, que je la vole, qu'importe le moyen, je devais l'avoir entre mes mains. Mais le prix était bien plus élevé que toutes les autres toiles et la surveillance aussi. Il se passait quelque chose entre elle et moi. Ce regard vert voulait dire plus que ça, ils n'était pas vide. Il y'avait une sorte de souffle, à l'intérieur. De chaleur. J'avais l'impression qu'une fois mes yeux dans les siens, il y'avait une réponse. Une réponse à je ne sais pas quoi, mais je mourrais d'envie de comprendre. J'étais envouté. Complétement. J'aurais pu m'évanouir comme pris du syndrome de Stendhal, seulement j'avais trop peur qu'elle disparaisse durant mes quelques minutes d'inconscience.
Je rêvassais donc bêtement depuis quelques heures, mon crane était remplit de divers plans pour m'emparer de ce trésor. Tous plus tordus et impossibles à réaliser les uns que les autres. Me faire passer pour une personne très riche, m'introduire la nuit dans la galerie, voler l'uniforme du gardien, menacer le peintre, imprimer des faux billets, détourner un avion pour faire diversion. Et j'en passe. C'est alors que j'ai entendu quelqu'un parler, rompre le silence de la galerie. Je n'avais pas entendu un seul mot depuis ma première visite.
Cette personne a fait résonner dans le vide, un "Frida, c'est bon, tu peux rentrer chez toi, on ferme plus tôt aujourd'hui".
La toile s'est mise à bouger, la femme s'en est détachée.
Là, comme ça, le sujet s'est arraché de son décor, a mis un peignoir, et s'est en allé en direction des toilettes.
Vous imaginez la claque que j'ai reçue.
La "femme aux doigts de feu" comme il était indiqué sur la plaque en or à coté, était réelle. Elle existait, et elle était là, dans les toilettes à coté de moi. Là ou j'étais allé me soulager un peu plus tot. Ce tableau que j'ai regardé des heures et des heures durant, c'était une femme, une vraie femme, une belle femme, en chair, en os, avec un vrai souffle, un vrai sourire, des vraies courbes, de vrais cheveux à toucher. Elle s'appelait Frida, et chaque jours de 10h30 à 23 heures, elle ne bouge pas d'un cil. Elle reste là, dans l'encadrement en bois de sa toile.
Frida était une œuvre d'art, m'a soufflé un visiteur. C'était son boulot, qu'il a dit. Il avait l'air étonné que je ne le sache pas. Elle était peinte par Max Bridal, originaire de Chicago justement. Il utilisait une peinture qu'il avait créé lui même, indélébile. Ce n'est pas vraiment du tatouage, c'est comme posé sur la peau apparemment, et ça ne part jamais. Il a passé des années entières à trouver la formule parfaite. Et maintenant, il exerçait cette pratique sans scrupules.
Les femmes comme Frida, il y'en avait plusieurs, mais Frida était la seule exposée au factotum. Elle devait chaque matin, manger beaucoup, surtout des pilules, Agatax, Lupidal, Taélius, Ergidé, Opéga-Hantébuc, dans les grandes lignes. C'était des pilules créées avec l'intention de faire diminuer la vitesse du coeur, afin de limiter chaque mouvement et d'offrir une expression figée à celui qui les ingérait. Elles durcissaient la peau, et l'empêchait de bronzer, permettant ainsi au consommateur de rester physiquement intact. Un certain temps du moins.
Aussi, avant de commencer sa journée, Frida ne devait pas boire. Car si elle buvait trop, ses besoins naturels allaient ressurgir, hors il était interdit pour elle de quitter sa place au centre du tableau. C'était son boulot, de rester là devant un public, avec sa peinture sur son corps. Ne pas cligner des yeux, limiter au maximum sa respiration, être insensible à tout. Faire abstraction du monde qui l'entoure, un peu comme moi dans les égouts.
Il y'avait des collectionneurs, m'a dit le visiteur, qui désiraient avoir chaque tableau. Et ces femmes-œuvres d'arts, une fois achetées, devaient rester dans le salon de leur propriétaire à des horaires bien précises, le plus souvent nue, car la peinture adhère mieux, et ce qu'importe la saison et la température. Elles devaient être imperturbables et parfaites. Leur alimentation, quand elle n'était pas constituée de pillules, était très équilibrée, car l'interdiction de grossir et d'ainsi prendre le risque de modifier la peinture sur leurs corps était de mise.
J'étais scandalisé par ce que je venais d'apprendre, c'était terrifiant. Et pourtant j'étais heureux, j'allais pouvoir lui parler. Ni une ni deux, j'ai filmé un jeune couple dans les égouts, en train de s'amuser. Et je les ai fait chanter. J'ai proposé mon silence et la suppression de la vidéo en échange de la bague de fiançailles de la p'tite demoiselle.
J'allais demander Frida en mariage. Elle savait qui j'étais, puisqu'elle me voyait tous les jours. Je pourrais la délivrer de ça, de ce silence. On pourra parler, on pourra se toucher, et s'aimer. Oui. J'allais la demander en mariage, cette femme, que je désirais tant, que j'aimais. Je voulais passer ma vie dans ses cheveux couleur chocolats, enlacé par ses mains de feu. J'ai donc trouvé un costume pas trop sale dans les poubelles de l'Union Station, j'ai mis un coup de peigne dans mes cheveux, et j'ai fait briller ma dent. Histoire d'avoir l'air aussi étincelant que ma convoitée.
Le jour où j'allais faire ma demande, le gardien m'a annoncé que Frida avait sauté d'un pont, nue. Le pont de la rue Feldman, en face de la galerie, a 23h12. C'était à la fin de son service. Le rouge de sa peau s'est mélangé avec le bleu de l'eau glacée. La nouvelle a résonné dans mes oreilles, et le temps que je remette les mots dans l'ordre, j'étais déjà en larmes sur l'épaule du gardien, qui n'avait pas l'air de comprendre ma peine. Lui, avait plutôt perdu un objet de sa collection, moi j'avais perdu mon cœur, il était tombé du pont et s'était brisé.
Ma tête toujours sur son épaule, il m'a dit que les femmes-œuvres d'arts avaient une espérance de vie assez courte, vu leur quotidien très strict. Et qu'elles mouraient généralement très jeunes. Souvent, elles se tailladaient le visage, et le corps, à la vue des rides qui se formaient sur leur peau. Arrivées trente ans, elles n'étaient plus aussi belles, ça devait leur faire un choc, de passer d'une beauté presque divine à de vulgaires bout de chairs colorés et animés. Les collectionneurs commençaient d'ailleurs à s'inquiéter, lorsqu'elles arrivaient à 28 ans. Leur objectif premier était une mort par over-dose d'un quelconque médicaments, généralement le Taélius. C'était leur préféré, car il n'abimait pas trop la peau. Ça restait "naturel" aux yeux des autres, plutôt discret. Mais souvent ils les empoisonnaient, c'était la coutume. Une fois mortes, ils préservaient leurs corps. Ceux-ci qui appartenaient à leurs propriétaires, qui étaient donc en droit d'en faire tous ce qu'ils voulaient, notamment les plonger dans des vitrines remplies de formol, au beau milieu d'un salon design.
Ce que j'ai appris, au détour de la rue Feldman, c'était vraiment dégueulasse. Pire que tout ce que j'avais pu voir dans les égouts... Alors, si vous croisez, au détour d'une rue, une femme magnifique à la peau recouverte d'une étrange peinture, écoutez attentivement le cri dans son regard, et s'il vous plait, sauvez-là de ma part.